28 Mai 2011 1h19
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[b][i]Apostrophe aux contemporains de ma mort[/i][/b]
I.S.B.N.: 978-2-87459-513-4
(Troisième partie, pages 175 à 181.)
[url=https://www.authonomy.com/books/31766/apostrophe-aux-contemporains-de-ma-mort/read-book/]Lire d’autres extraits[/url]
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Un gros bouquet de fleurs rouges, d'un rouge profond et sombre, girandole de pelotes chiffonnées serrée dans un vase pansu, remplissait d'un parfum suave, non pas fort mais doucereux, obstiné, de ceux qui s'attachent à vous et qu'on sentira sur vous ailleurs, cette petite pièce nue où tout était d'un blanc parfaitement lisse, tellement que les murs jouaient de reflets brillants. Ce vase était posé sur une petite table roulante de malade, du modèle dont le piétement métallique n'a de montants que d'un côté afin qu'elle soit amenée devant un alité adossé à un oreiller. Ce vase était le seul objet qui restât dans la chambre, vers l'heure de midi, après que mon père y fut mort dans la nuit. Les fleurs se défraîchissaient. Au pourtour du bouquet, quelques lourdes corolles accablant leurs tiges veules baissaient la tête vers la table, sur laquelle des pétales étaient tombés. Je n'avais pas remarqué, les jours précédents, que le parfum fût aussi sensible, mais il y avait les odeurs de pharmacie. Et sans doute les fleurs se pâmaient-elles moins. La veille et l'avant-veille, personne n'eût osé s'occuper de ce bouquet, dont l'éclaboussement de sang, seule refuge de l'œil dans cette blancheur impersonnelle et nosocomiale, semblait une recherche d'esthétisme tragique. D'une main, je balayai le dessus de la table autour du vase, ramenant dans la paume de l'autre main les pétales détachés. N'ayant pas où les jeter, je les fourrai dans ma poche.
C'est au premier étage qu'était cette chambre. La seule fenêtre donnait sur un petit jardin de roses, fermé au public par une grille basse. Comme si l'on avait eu souci d'écarter le passage des vivants. À l'intérieur du bâtiment, la porte ouvrait au bout d'un long couloir. Comme pour en épargner l'approche aux gens qui n'avaient rien à y faire. Dans la chambre, la fenêtre, établie au fond d'un ébrasement épais, haute d'enseuillement au point qu'on ne saisissait l'espagnolette que le bras en l'air, avait ses vitres dépolies jusqu'au-dessus de nos têtes. Pourtant, le seul vis-à-vis, un autre édifice de l'hôpital, se trouvait à bonne distance. L'habitant de ce réduit, debout, pouvait seulement porter les yeux dans le feuillage des grands arbres qui bordaient l'allée, jeter la vue vers des toits, ou arrêter un regard lointain sur les petites fenêtres aux derniers étages du bâtiment d'en face, derrière les carreaux dépolis desquelles, à la nuit, on apercevait parfois des silhouettes floues. Couché, il ne pouvait plus rien contempler que le ciel.
Au début de l'après-midi, le soleil donnait par la fenêtre. Alors, l'intersection du faux meneau et des deux croisillons projetait sur le lit mécanique, et sur mon père y gisant qui ne se relèverait plus, l'ombre grise d'une grande croix déjetée, comme on en voit brochées à plein lé sur les draps mortuaires des chevaliers du Moyen Âge.
Le soin qu'on avait apporté à estomper le spectacle et le murmure de la vie faisait de cette petite pièce ripolinée une écluse vers le néant. Un cri d'enfant y ouvrait un abîme. Les bruits du dehors n'étaient jamais forts ; quelquefois cependant, pour ne pas continuer d'entendre des voix joyeuses ou futiles, on refermait la fenêtre qu'on avait entr'ouverte.
La chambre d'un mourant n'est sonore que des conversations insignifiantes qui le bercent dans le Léthé chimique des médecins et soulagent les familles. Pour celui qui va s'éteindre, les réalités du présent, au-delà des quatre murs qui isolent le lit de mort, sont révolues. S'il a l'âme forte, il arrive qu'il s'en enquière. C'est pure amabilité ; c'est pour s'agripper au monde par les usages du monde. Évoquer ces réalités devant lui, c'est lui confirmer que le terme est accompli, c'est lui signifier sa mort, dont on cherche à feindre qu'il peut se distraire. Le relèvement d'un oreiller, le change du pansement qui maintient la piqûre intraveineuse d'un goutte-à-goutte, l'adoucissement d'un éclairage, sont la grande affaire et les seules attributions libres aux veilleurs d'agonie, desquels la Mort préside sous main la funeste assemblée. Que celui qui va passer, désemparé de n'obtenir que des alibiforains comme réponses à ses demandes - et qui en perdra pied, qu'on le sache! -, en vienne à seulement faire observer que le temps est au beau, ce n'est qu'avec gêne et tortillage qu'on est amené à lui céder du bout des lèvres que, quelque part ailleurs, dehors, dans l'univers qui lui défaille, où ceux qui vivent avec les vivants s'en donnent à cœur joie, sur les étendues qui se refusent, illimitées d'espace et comblées de lumière, c'est-à-dire partout, il fait grand soleil, on ne peut le nier.
Aux ultimes nuits d'hôpital, à l'orée desquelles j'étais de ces visiteurs à qui les infirmières muettes portent une couverture et du café à l'heure où elles reconduisent malgracieusement tous les autres vers la sortie, qu'avais-je à dire à mon père ? Ce qu'il avait à me dire, lui, je ne l'ai jamais su, car il ne m'a rien dit. Ce que j'avais à lui dire, il ne l'a jamais su, car je ne le savais pas moi-même, je ne voulais pas en rappeler ma mémoire. Le choix qu'on fait du silence, plutôt que de se relâcher enfin du respect humain pour parler d'intelligence à intelligence, plutôt que de de saisir la dernière occasion de s'entre-connaître, est une lâcheté facile à colorer de hautes excuses. Nous nous complaisons à estimer que nous évitons un déboutonnage peu compatible avec un lieu de respect. Nous avons peur que le moribond emporte dans son éternité des propos imparfaits, inachevés, regrettables, que nous ne pourrons jamais corriger - belle échappatoire qui trouve sa justification dans l'humilité. Nous craignons que l'instauration de la parole véridique nous oblige à écouter des choses que nous ne voulons pas entendre. Nous ne savons comment faire pour que les mots définitifs de l'un ou de l'autre ne prennent pas l'attristante tournure d'un arrêté comptable de regrets. Nous fuyons la rétrospection, parce qu'elle prend nécessairement des allures de récapitulation, ce qui fait effroyablement sentir qu'ayant tourné la dernière page nous sommes à la table des matières, avant que tout se referme. Le refus d'exploiter l'occasion offerte par une circonstance qu'on veut bafouer a parfois sa noblesse ; mais non pas ici, car ce qu'on élude n'aura pas d'autre rencontre, et tire sa valeur de ce qu'il rachète un arriéré de fidélité ou de loyauté. Enfin, avouons-le, ô honte!, nous savons que nous allons être promptement dégagés de ces épines.
Je sortis de la chambre pour quitter l'hôpital, sans chercher à revoir l'infirmière qui m'avait invité à monter reprendre le vase. Je ne l'ai pas croisée, ni aucun des membres du personnel avec lesquels j'avais été en rapport. Quand il constateront que le vase est encore là, ils comprendront que je le leur abandonne.
En passant sous le porche qui, au bout de l'allée principale de l'hôpital, donnait dans la rue, je mis la main dans une poche de mon pantalon pour saisir les clefs de mon auto. Des pétales froissés et déchiquetés étaient amalgamés au trousseau. J'agitai les clefs, je secouai ma poche retournée, jusqu'à ce que le dernier lambeau de pétale fût sur le trottoir. Puis, tout en portant la main devant le nez afin de flairer ce qu'il restait de parfum sur mes doigts, je me suis demandé où diable j'avais garé ma voiture. Je ne savais plus où j'avais laissé ma voiture. J'avais une Traction-Avant. Une Quinze. Une des premières Quinze-Six : en guise de clignotants, en haut entre les portières, des flèches articulées ; à l'arrière, un capot de malle moulant la roue de secours, et, sur le garde-boue de gauche, une plaque minéralogique brisée en angle rentrant. Je l'avais stationnée à cheval sur un trottoir, cela, oui, il m'en souvenait, mais non pas dans quelle rue, ni du trajet que j'avais fait à pied après l'avoir quittée. J'ai commencé à visiter méthodiquement les rues qui bordaient l'hôpital, puis celles qui y aboutissaient, enfin toutes les rues avoisinantes, prenant soin de ne pas en laisser d'imparcourues entre l'hôpital et moi. Je tombai inopinément sur mon auto, à un carrefour que je ne me rappelais pas autrement ; pourtant, sitôt que j'y fus et que j'y eus découvert ma Traction, l'endroit me redevint connu d'auparavant, avec son café du coin, sa placette garnie de quelques bancs et son kiosque à journaux. Je n'ai pas compris comment le souvenir avait pu s'en dérober. J'avais bien mis trois quarts d'heure à retrouver ma voiture.
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