Nul doute que la parole connut son âge doré aux époques homériques, là où encore nulle graphie ne venait réduire le récit à des signes circonscrits et définitifs. La parole, la voix humaine restèrent alors choses sacrées, longtemps et bien avant le texte.
On a beau savoir expliquer le phénomène - merci la Science - il n'en reste pas moins quelque chose de magique : comment se fait-il que l'Homme soit le seul être planétaire capable de proférer de tels sons articulés ? Certains en ont décrété qu'il s'agissait de quelque "divinerie", dont évidemment l'Homme, au centre de tout après Dieu, se faisait le chantre privilégié, unique et universel.
Et pour en revenir à ce très cher Homère, on ne l'imaginerait guère allant chanter, à droite, à gauche, traînant avec lui deux énormes pavés de près de 30 000 vers ! Moralité : pavés, pas pris... Rien dans les poches, tout dans la tronche, rien à déclarer et tout à déclamer.
Un mythe serait né* selon lequel les fameux aèdes du monde antique (et pas seulement hellénique) auraient été rendus jadis délibérément aveugles, afin de ne pouvoir un jour apprendre à lire et de continuer ainsi à exercer leur art grandiose de la poésie épique par les seules artifices de la mémoire et du chant, égrenant ça et là, peut-être, quelques virgules lyriques.
C'est Ésope qui avait désigné la langue - la parole, la voix, donc - à la fois comme la meilleure et la pire des choses au monde : sa parabole sur cet organe fit autant recette que scandale, démontrant par là-même comment un philosophe était capable d'aller se faire voix chez les Grecs !
___________
* Chez les Illyriens, ancêtre des Albanais entre autres, le mythe comme la pratique des rhapsodes a longtemps perduré. Voir le passionnant roman d'Ismaïl Kadare à se sujet : "Le Dossier H."